1Les russophones forment environ un tiers des populations de l’Estonie (30 %) et de la Lettonie (34 %), soit au total 1,3 million de locuteurs. Les républiques baltes abritent les plus grandes communautés de russophones et de Russes ethniques au sein de l’Union européenne. Cette importante présence de Russes dans la région a attiré l’attention de nombreux universitaires et spécialistes, et le sujet de l’intégration des minorités nationales fut certainement le plus largement débattu à propos du statut des russophones.
2Après le retour à l’indépendance, l’Estonie et la Lettonie furent longuement critiquées pour leurs politiques restrictives d’attribution de la citoyenneté et la restriction des droits politiques des minorités russophones [1][1]Ces politiques étaient en accord avec le droit international…. Au début des années 1990, la grande majorité des Russes ethniques et des russophones n’ont pas obtenu automatiquement les citoyennetés estonienne ou lettone et furent obligés d’accepter le statut de « non-citoyens » ou de demander une naturalisation à un pays étranger, le plus souvent la Russie. Pour cette raison, leur intégration demeura problématique, notamment leur accès au marché du travail s’ils n’étaient pas bilingues en estonien ou en letton.
3À cet égard, un grand nombre d’études a souligné la nature complexe des relations interethniques dans la région, en mettant régulièrement en lumière les divergences réelles ou perçues entre communautés « titulaires », c’est-à-dire nationales, et « non titulaires » (Agarin, 2000 ; Ehala, 2009 ; Korts, 2009). Les russophones semblaient faire face à d’autant plus de problèmes qu’ils se sentaient déconnectés, voire abandonnés, par la Russie. Ces réalités ont été mises en avant par une littérature très fournie (Laitin, 1998 ; Lauristin et Heidmets, 2002 ; Kolstø, 1996) explorant les obstacles relatifs à l’intégration politique (difficultés d’obtenir la citoyenneté, absence de droit de vote, faible représentation politique) et économique (chômage plus important, revenu moyen plus faible).
4Dans de nombreux cas, ces études laissent entrevoir une évaluation pessimiste de la vie des russophones dans la région. En effet, la majorité de celles-ci procède à une évaluation « par le haut », s’intéressant aux réactions des russophones aux diverses politiques et discours nationaux. Par exemple, la littérature académique a mis en avant une série de difficultés inhérentes dans les systèmes institutionnels et les politiques au niveau national (Pettai et Kreuzer, 1998). Ces difficultés incluent l’instrumentalisation politique de la langue et des symboles nationaux (Jakobson, 2002 ; 2006), l’accès à la citoyenneté (Aasland, 2002 ; Vetik et Helemäe, 2011), la définition restrictive de l’identité nationale (Laitin, 1998 ; Vihalemm et Kalmus, 2009) et l’instrumentalisation des tensions ethniques à des fins politiques (Ehala, 2009 ; Korts 2009).
5Bien que toutes ces études aient exploré le phénomène de l’intégration, elles l’ont presque toujours fait à travers une définition qui lie conceptuellement les individus et l’État. De plus, elles ont souvent critiqué les programmes estoniens et lettons pour leur insistance sur l’assimilation plus que sur l’intégration. Ces politiques nationales ont en effet été conçues en prenant en compte de manière limitée la contribution des minorités elles-mêmes et l’intégration souvent conçue comme une acceptation sans contestation possible des valeurs supposément partagées par les Estoniens ou Lettons ethniques. De cette façon, l’acquisition de la langue nationale, le développement de la loyauté politique et culturelle envers les États nationaux, la disparition des traces de la période soviétique et le rejet des valeurs associées à la culture russe apparaissent à la base de l’intégration des russophones (Wulf, 2016). Cette conception de l’intégration a contribué à l’idée que les russophones n’étaient pas bien intégrés en Estonie et en Lettonie.
6Pourtant, et en contraste avec cette conception des choses, la dernière décennie a vu émerger un certain nombre d’études qui tentent de ne pas s’arrêter aux éléments de loyauté et d’appartenance produits par les discours officiels (Nimmerfield, 2011 ; Pawlusz, 2016). Ancrés dans la tradition d’une approche par le quotidien (Lefebvre, 1991), un certain nombre de chercheurs tentent maintenant d’explorer les dimensions prosaïques de l’intégration, d’examiner les manières qu’a chacun, dans le quotidien, de reproduire et de transformer les discours officiels sur l’intégration en Estonie, en Lettonie et au-delà. Ce nouveau champ de recherches a pour objet de nous pousser à repenser les dimensions individuelles de la résistance et souligne la nature controversée et plurielle de l’identité des russophones (Agarin, 2000 ; Cheskin, 2013 ; Pfolsner, 2014 ; Grigas, 2014), démontrant que le sentiment d’appartenance tant à leur État de résidence qu’à la Russie est beaucoup plus nuancé que cela n’avait été analysé auparavant. Ainsi, il est possible d’émettre l’hypothèse que dans ce qui fait la vie quotidienne, les russophones peuvent non seulement se sentir intégrés, mais qu’ils participent aussi à l’identification et à la diffusion d’éléments (alternatifs) de l’identité nationale.
7Deux « régions baltiques » existent donc dans la littérature, chacune explorant un domaine différent des pratiques et des discours. Dans la première, l’accent est mis sur les discours et les droits politiques, ainsi que sur les opportunités formelles proposées par l’État. Ici, les lacunes de la politique étatique équivalent à une discrimination et à un manque d’opportunités pour les minorités. Dans la seconde, un courant en expansion tente de montrer que les russophones développent une identité propre, ancrée dans le quotidien. Cela défie nos perceptions négatives d’une approche qui s’arrête aux politiques officielles. Tout en reconnaissant le caractère inabouti de ces dernières, des études empiriques montrent que les dimensions économiques sont plus quotidiennes que la question des droits citoyens, ce qui reflète le débat existant dans l’espace post-soviétique sur la priorité accordée aux dimensions économiques sur les droits politiques.
8Dans l’analyse du contexte baltique, les dimensions économiques et rationnelles de l’intégration ont parfois été sous-estimées [2][2]La raison en est probablement l’influence du travail pionnier,…. En effet, l’analyse des modes de consommation permet d’appliquer cette approche. La consommation, bien que pratiquée dans un marché régulé par l’État, est un élément central du quotidien de tous les individus, même si elle est plutôt analysée dans la perspective de l’économie et du marketing. Pour cette raison, sa contribution à la création de l’espace symbolique, à la construction ou à la déconstruction des identités, est souvent laissée de côté. Notre compréhension de la consommation est celle d’un espace où les significations symboliques et les marqueurs d’appartenance nationale et citoyenne peuvent être renégociés. En étant exposés au même choix de produits, de médias et de modes quotidiens de consommation, les individus participent à une communauté imaginaire de citoyens-consommateurs (Foster, 2002).
9Dans cet article, nous partons de ce point : les dimensions politiques et celles relevant des interactions économiques du quotidien peuvent être considérées séparément, malgré les connexions évidentes entre ces idéaux-types. La limitation des droits politiques pour une partie de la population ne se reflète pas expressément dans la vie quotidienne, en tout cas pas dans celle de tous les russophones. Ces derniers semblent se mouvoir dans les deux dimensions : à la fois ils peuvent parfois se sentir discriminés dans la sphère politique, mais en même temps exprimer leur préférence pour leur situation actuelle par rapport à celle qui existe en Russie. Particulièrement dans la jeune génération, il n’y a pas de sentiment de retourner « chez soi » quand ils visitent la Russie, mais plutôt celui d’appartenir à un entre-deux (Cheskin, 2013). De façon intéressante, cette attitude semble s’accompagner d’un rapport biaisé à l’État qui est à la fois brimant en termes politiques et peu respectueux de la langue et de la culture russes, mais aussi reconnaissant des opportunités économiques qu’il offre par rapport à la Russie. C’est ainsi que s’exprime une ambiguïté intéressante : être loyal aux opportunités offertes par l’État plutôt qu’à l’État lui-même. Il est donc possible de séparer les structures étatiques du contexte général de l’acceptation et de l’intégration sociale, ce qui est développé dans les parties suivantes, où l’on analyse le rôle de la consommation dans un contexte d’intégration sociale et nationale.
10En Estonie et en Lettonie, un grand nombre de pains, de lait et de viande sont produits par des compagnies locales, ce qui leur permet de jouer un rôle dans les représentations matérielles et identitaires. En effet, l’industrie agroalimentaire locale assure régulièrement sa promotion par l’usage des symboles nationaux et traditionnels sur leurs emballages et met l’accent sur la conception par des recettes traditionnelles. Ces procédés suivent généralement deux modalités différentes. La première est celle de la décoration de l’emballage par des motifs ou des couleurs nationales. Une autre stratégie consiste à vanter la dimension « authentique », « écologique », « sans conservateurs » ou leur goût « réel » et « original », ce qui correspond à la tentative d’établir et de maintenir un lien symbolique entre la terre et ses habitants.
11Dans les deux cas, la relation entre la façon dont les produits sont présentés et conçus (au moins dans la manière dont ils sont mis en avant) crée différentes catégories qui peuvent être définies comme « produits alimentaires patriotiques ». Le développement de ces produits et leurs modes de vente créent des modèles de consommation associant aliments et patrie. Dans la vie quotidienne, la consommation renforce le sens de l’appartenance à la nation (Billig, 1995) et les modes d’alimentation peuvent aussi y participer.
12La consommation de produits nationaux, voire patriotiques, renforce l’attachement à la patrie, et aussi à la culture et à l’État, qui sont associés avec le territoire. En effet, en dépit des autres marqueurs identitaires, on peut penser que la consommation patriotique renforce le nationalisme civique. Les produits nationaux peuvent représenter une source de fierté nationale, ressentie par les individus de différentes communautés ethniques et linguistiques. Même pour les russophones, la consommation peut renforcer le lien avec des pratiques estoniennes supposément authentiques. La performance économique peut être associée à une certaine fierté d’appartenir à une communauté qui connaît le succès, et par là, à la nation. En lien avec cette réflexion, on pourrait y adjoindre la production et la consommation de denrées saines. Il n’y a aucune restriction pour les non-Estoniens ethniques à consommer les produits élaborés par les différentes communautés du pays : « Après avoir beaucoup voyagé hors d’Estonie, pour moi, l’Estonie a été peu à peu associée à la consommation de produits locaux. On en trouve une grande variété qui, de plus, sont très frais et ayant beaucoup de goût. C’est purement estonien et j’en suis fier » (Aleksandr, russophone, 39 ans).
13Le même répondant notait auparavant qu’il n’avait pas réussi à devenir « entièrement Estonien » par assimilation culturelle, et qu’il y avait de nombreuses raisons politiques qui l’empêchaient de le faire. Pourtant, il avait acquis la citoyenneté estonienne et en parlait couramment la langue. À l’inverse, en décrivant ses pratiques de consommation, il démontrait son attachement à l’Estonie, reconnaissant implicitement les micro-performances du nationalisme qui le poussaient à être fier d’être « d’Estonie » à défaut d’être Estonien.
14Cette fierté d’avoir les « meilleurs produits » ou un « pain noir authentique sans colorant » peut être beaucoup plus partagée par les populations locales que le drapeau ou les autres symboles nationaux. Ces derniers peuvent être souvent rejetés ou contestés par les minorités ethniques ou linguistiques parce qu’ils sont associés à des préférences politiques et perçus comme dirigés contre ces minorités. Ou alors, ils peuvent souligner la domination d’une communauté sur les autres. À l’inverse, les produits locaux sont des éléments de la vie quotidienne qui forment la part acceptable de la culture estonienne, parfois automatiquement et inconsciemment, par les citoyens de n’importe quelle communauté ou origine. La mise en contact avec une série de produits qui sont connectés à la patrie, au sens territorial, et qui évoquent des sentiments de fierté et de loyauté, leur publicité régulière dans les médias et leur consommation, ont un impact sur les habitudes de tous les résidents du pays et créent ou consolident une union symbolique de citoyens consommateurs (Foster, 2002).
15Il a été mis en avant que les deux groupes, russophones et locuteurs de la langue nationale, s’imaginent mettre leur identité en action en consommant comme est censée le faire la communauté titulaire. Les deux communautés, majoritaire et minoritaire, envoient un signal de conformité avec ce que les « vrais Estoniens » ou « vrais Lettons » doivent faire. Les travaux à ce sujet montrent que les individus revendiquent consommer nationalement ou localement, construisent une maison et vivent dans le style qui convient « ici ». De telles pratiques peuvent donc être conceptualisées comme une validation et un respect pour les traditions de « cet endroit » et de ses gens. La différence majeure est pourtant que la majorité fait ici référence à la tradition d’une population (la nation) et que les minorités font référence au « local », c’est-à-dire au territoire où ces traditions sont ancrées. Ils semblent mettre en action les discours ethniques et civiques qui se jouent au niveau discursif. En réalité, ils développent un sens particulier d’appartenance à une communauté citoyenne, associée à certaines valeurs, compréhensive des traditions, au côté d’autres marqueurs identitaires. On pourrait dire que même s’il y a une compétition potentielle dans le domaine des discours politiques, en réalité, il y a deux façons d’expérimenter l’appartenance nationale, qui coexistent en parallèle et ne sont pas exclusives.
16Un autre aspect de la production et de la consommation de produits alimentaires en Estonie est lié à son rôle dans le discours sur la nation estonienne. La gastronomie est un élément essentiel du discours national actuel. Après la disparition de l’Union soviétique, les autorités nationales estoniennes ont tenté de reconstruire un discours national pour tenter de reconstruire la nation. Dans ce processus, les élites ont dû décider ce qui faisait et ne faisait pas partie de cette nouvelle identité. L’identité nationale a été largement construite, comme en Lettonie et en Lituanie, sur l’idée d’une coupure radicale avec l’Union soviétique. La domination soviétique a été présentée comme une période trouble surimposée sur « l’histoire naturelle » d’une nation florissante. En conséquence, les pratiques alimentaires soviétiques, comme pratique collective, ne cadraient plus avec l’image de ce que devait manger un « bon Estonien ». Ces idées se retrouvent dans la cuisine estonienne contemporaine telle qu’elle est diffusée par les moyens nationaux et qui tente de se présenter comme une cuisine nordique, inspirée par les modèles scandinaves de cuisine et de consommation [3][3]Voir par exemple le site web Estonian Food…. En contraste avec les pratiques soviétiques de production et de consommation de masse, l’Estonie est présentée comme un pays de petites exploitations agricoles qui produisent des aliments de haute qualité.
17Pourtant, l’État n’est pas le seul prescripteur du sens de l’appartenance nationale à travers les aliments. Les citoyens ordinaires, à travers la consommation, jouent un rôle essentiel en donnant corps à une dimension symbolique et nationale à travers la consommation (Cusak, 2000). La nourriture divise mais aussi unit les communautés. Un fermier interrogé répond : « Il n’y a pas de différence entre les Estoniens et les Russes, nous sommes unis par les jardins. Nous aimons tous les deux les produits naturels et bien manger, nous sommes beaucoup plus proches que ce que nous nous plaisons à admettre. Une différence peut-être reste que les Estoniens sont plus conservateurs, ils aiment le goût original, et les Russes sont plus prompts à faire des mélanges expérimentaux. »
18Fox et Miller-Idriss (2008) ont noté que ce n’est pas « la qualité intrinsèque des produits consommés mais la consommation de produits non nationaux de façon nationale qui contribue à la définition de communautés nationales (de consommateurs) ». Ainsi, les gens peuvent se comporter comme des consommateurs au comportement national (Edensor, 2002), parfois même en compétition pour démontrer qui peut savourer et consommer certains produits de la façon la plus nationale possible. La sphère domestique offre de nombreuses opportunités de l’illustrer. La maison est un endroit symbolique qui dépend du contexte historique et culturel dans lequel elle est située. De même, elle est aussi considérée comme un reflet des personnes qui y vivent. Elle peut reproduire et diffuser les caractéristiques individuelles de ses habitants, mais aussi celles du groupe social auquel ils appartiennent. Un certain nombre d’études sur des communautés de migrants ont par exemple démontré comment la maison était le refuge de certains éléments de leur identité nationale, mais aussi un espace pour en construire de nouveaux. Dans la décoration ou la rénovation d’un appartement, chacun peut se référer inconsciemment à des formes esthétiques nationales. De la même façon, les choix d’agencement, de décoration ou de matériaux qui peuvent venir de différents pays sont souvent influencés par un nombre de valeurs prédéterminées.
19L’idée de l’Estonie comme « pays nordique » a été rapidement acceptée par la population. Dans un certain nombre de discours publics, le pays se positionne même comme un pays scandinave, souvent comme une stratégie de se différencier de la Russie, de l’Europe de l’Est ou de l’espace post-soviétique. De même que la tentative de définir une cuisine estonienne, le « design nordique » apparaît comme une norme bien acceptée pour la maison. Pourtant, il est largement adapté en fonction de l’origine ethnique. Des entretiens montent que pour les Estoniens, les éléments principaux sont la qualité et l’authenticité des matériaux utilisés, pour les russophones l’impression finale et le prix sont souvent des éléments plus importants. Cela peut résulter de différences dans les priorités et l’interprétation du « design nordique », conduisant à des résultats visuels contrastés. Dans les deux cas, les habitants gardent pourtant à l’esprit une certaine norme esthétique nationale, même si elle reste ouverte aux interprétations. « La maison de mon ami russe est très moderne, et aussi celle de mon voisin qui ne parle pas un mot d’estonien, ce sont deux appartements très scandinaves. J’ai des choses plus simples, en bois ou achetées dans des magasins de seconde main et je pense que mes voisins ne comprennent pas mes goûts et pensent que ma maison semble plus russe. Pourtant, les Russes évitent souvent le style qui est le mien. Pour moi, c’est un exemple de la manière dont les Russes sont parfois plus anti-russes que les Estoniens. »
20Dans ce cas, Evelin admet qu’elle n’avait jamais réfléchi aux pratiques de ses voisins. Néanmoins, quand on lui demande les raisons pour lesquelles ses voisins décrivaient son style décoratif comme « russe », elle répond sans hésitation qu’« ils ont besoin de montrer leur “estonité”, qu’ils sont modernes, qu’ils ont ces appartements propres et modernes et ils n’aiment pas ceux qui leur rappellent le passé. Moi, je n’ai pas besoin de l’affirmer, je suis déjà estonienne ».
21Ce type d’observations peut être aussi régulièrement fait dans un grand nombre d’autres champs de la consommation, de l’habillement aux activités de loisir. Les russophones peuvent inconsciemment user de la consommation pour acquérir le capital, les marqueurs, qui montrent leur connexion claire avec les identités et pratiques locales. Les Estoniens, comme dans le cas précédent, sont parfois perçus comme possédant déjà, naturellement, le capital culturel de leur construction identitaire et culturelle nationale. Ainsi, les habitudes de consommation peuvent être importantes pour les russophones qui veulent affirmer leur « estonité ».
22Les russophones des trois États baltes semblent préférer maintenant des modes superposés d’identification qui cumulent à la fois des éléments associés à la culture russe, balte (estonienne, lettone ou lituanienne) et soviétique, fabriquant ainsi une « identité hybride ». Celle-ci a incorporé les valeurs promues par une certaine « identité civique » dont les cultures estonienne et lettone semblent manquer. Les russophones mettent en action une identité qu’ils perçoivent comme nationale, plus ouverte. Cette dynamique crée une sorte de compétition sur l’identité. Chaque groupe est persuadé de mettre l’identité nationale en action : « Je me sens d’Estonie, mais pas parmi les Estoniens », ainsi que l’exprime un jeune russophone pourtant considéré comme un citoyen « bien établi » (né en Estonie, bilingue, satisfait par son emploi). Ainsi les russophones semblent rechercher une intégration dans l’État, exprimant leur appartenance à celui-ci et au territoire politique, celui qu’ils lui perçoivent associé plus qu’à leurs concitoyens.
23En termes de pratiques de consommation, la Lettonie partage beaucoup de caractéristiques avec l’Estonie. Les produits sont souvent présentés comme authentiquement lettons et leurs qualités sont régulièrement mises en contraste avec les pratiques soviétiques de production de masse. La publicité et la consommation de produits alimentaires peuvent alors être liées, comme nous l’avons vu plus haut, au vaste projet de construction nationale, visible au plan politique. Pour le cas de la Lettonie, comme de l’Estonie, cette construction a largement été basée sur le refus de l’héritage soviétique et russe. Pourtant, ici aussi, la sphère de la consommation offre des opportunités de négociations flexibles de l’identité nationale. Cette section prend l’exemple de la chaîne de restaurants Lido, un ensemble de dix restaurants et bistrots à Riga, avec des branches en Estonie, Lituanie et Belarus.
24Comme le site internet de la chaîne le met en avant, ce « concept de restaurant traditionnel » (restaurant du peuple en letton) avec sa cuisine ouverte et son design original fut l’une des premières entreprises privées du pays de nouveau indépendant et rapidement perçu comme une des caractéristiques de l’image lettone. La chaîne est connue pour son esthétique associée traditionnellement au patrimoine letton. Le personnel porte une version modifiée du costume traditionnel letton et les restaurants sont décorés d’images de la campagne et de la nature lettone, éléments de l’identité nationale post-soviétique traditionnelle, avec la nature et la simplicité agraire liées à l’idée d’un développement « authentique », (non soviétique) du pays.
25Les structures en bois, les pots et jarres en céramiques, les couronnes de fleurs et les symboles populaires participent tous de ce que la direction pense être un « environnement letton » pour l’expérience de consommation. De la même manière que la production agricole estonienne, la marque Lido offre au consommateur une chance d’expérimenter l’appartenance nationale par la consommation de produits nationaux.
26Les politiques d’intégration lettones ont été critiquées comme un processus à sens unique. Au sens de ces programmes, la distinction est claire entre les cultures lettone et non lettone, et des mesures sont mises en place pour que les non-Lettons puissent s’accorder aux pratiques voulues par l’État. Au contraire, le cas du Lido offre un espace plus démocratique pour que le public puisse mettre en œuvre différentes identités superposées au même moment. Bien que l’État refuse l’idée que les pratiques soviétiques puissent être des éléments des pratiques et identités nationales lettones, Lido est caractérisé par un grand nombre de produits qui furent popularisés en Lettonie durant la période soviétique. Cela inclut le plov, les shashlik, la sojanka ou le borsh, des plats beaucoup plus associés à l’Asie centrale, au Caucase, à la Russie ou l’Ukraine qu’à la Lettonie. Par leur association à la marque lettone, il a été possible pour les consommateurs de déguster des produits non lettons dans un cadre letton. Le restaurant produit donc une possibilité de mélanger les motifs d’intégration sociale d’une façon qui n’est pas possible dans le discours officiel.
27Il devient possible de consommer une « soupe russe », mais d’une façon qui rend cet acte de consommation compatible avec le lien qui lie le consommateur à l’espace national letton. Le Lido produit donc un espace qui favorise les hybridations identitaires dont nous avons parlé plus haut. La compagnie n’est pas effrayée d’utiliser la large palette des symboles nationaux, mais aussi de permettre à des symboles alternatifs d’y trouver leur place. Le cas le plus emblématique, c’est le bistrot « Jardin russe ». Comme son nom l’indique, il offre, au contraire des autres Lido, une ambiance et un intérieur slave. L’ambiance russe ou slave du décor et l’offre alimentaire proposent une vision contradictoire, si l’on approche le sujet d’une façon « top-down », avec la manière dont la culture russe peut être consommée en Lettonie.
28En examinant ces phénomènes d’une façon superficielle, on pourrait penser que les consommateurs de ce « Jardin russe » sont peu intégrés à la culture et la société lettone. Après tout, ils démontrent ainsi leur désir de consommer des produits russes, ayant une esthétique et un goût russes. Mais pourtant, une appréciation plus large de la location sociétale du Lido et de son emplacement banal au sein des processus consuméristes de la construction nationale lettone aide à ne pas tirer de conclusions trop hâtives. Dans une perspective purement politique, il pourrait être contradictoire de voir la culture russe célébrée dans un environnement authentiquement letton. Pourtant, dans la perspective des russophones, c’est une offre qui permet d’expérimenter un espace moins controversé pour une consommation faisant référence à des cultures superposées, gastronomiques et nationales.
29Nous avons ici proposé une approche qui permet d’élargir les paramètres de l’appréciation académique de l’intégration en Estonie et en Lettonie. La longue emphase sur les approches institutionnelles et politiques « par le haut » en vient souvent à laisser dans l’ombre les façons plurielles dont l’intégration se déroule dans la vie quotidienne. En élargissant notre périmètre d’enquête, on peut intégrer les façons plus « banales » dont les consommateurs agissent et il devient possible de s’intéresser aux dimensions micro dans lesquelles l’intégration est vécue. Bien qu’il y ait une tendance à ignorer ces pratiques en les qualifiant d’insignifiantes, c’est pourtant ici que les individus peuvent expérimenter leur identité nationale d’une façon complexe et moins déterminée.
30Si le but avoué des programmes d’intégration est d’unir un groupe d’individus autour d’un certain nombre de normes et de pratiques associées à un espace politique, territorial et culturel, alors les pratiques de consommation offrent une des modalités les plus prometteuses de cette réalisation. La consommation alimentaire, par exemple, démontre comment les individus venus de différentes communautés agencent leurs pratiques en lien avec l’espace national. Dans nos exemples, être fier de la qualité du pain en Estonie ou en Lettonie n’entre pas en contradiction avec les identités qui sont en compétition dans l’espace politique.
31Même si les publicitaires offrent des stratégies souvent basées sur des études d’un groupe ethnique déterminé, la consommation offre un espace moins controversé, basé sur le choix individuel. Ainsi, chacun peut jouir d’accéder à des pratiques ethniques qui sont souvent problématiques institutionnellement ou politiquement. La définition civique du nationalisme est souvent posée en termes de volontarisme contre l’essentialisme. Le cas du nationalisme par la consommation montre comment le nationalisme ethnique peut être transformé en une pratique volontariste et, donc, civique.
32Pourtant, cela ne veut pas dire que des différences n’existent pas dans les comportements des majorités et des minorités. Pendant que la consommation offre les preuves démocratiques d’une appartenance à une identité nationale, les habitudes de consommation diffèrent subtilement. Certainement, il y aurait là matière à davantage de recherche. Néanmoins, par la mise en lumière des pratiques de consommation et les formes banales de nationalisme, on peut jeter une lumière sur l’intégration d’une façon plus nuancée dans les États baltes. À travers ces pratiques du quotidien, les Estoniens et non-Estoniens, les Lettons et non-Lettons, partagent un large spectre d’éléments communs qui sont trop souvent ignorés.